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2016. “Princesse” - entretien avec Dalila Dalléas Bouzar

Von Elsa Guily

 

Abb.1: Dalila Dalléas Bouzar, ”Princesse”, huile sur toile, 2015-16, vue de l’exposition à la Dak’art, Sénégal © Photos : Dalila Dalléas Bouzar.

 

Cet entretien a été réalisé lors d'une rencontre avec l’artiste Dalila Dalléas Bouzar à la 12ème biennale de Dakar. Présentée à l'étage de l'ancien Palais de Justice, accueillant l'exposition du "In", curatée par Simon Njami. L'artiste nous présente sa série "Princesse" et nous dévoile comment depuis sa pratique picturale du portrait, elle a pu procéder à un détournement du corpus de photographies de Marc Garanger qui fut le point d'inspiration pour cette réflexion sur les représentations de la violence et leurs circulations.

Elsa Guily : Que représente pour toi la Dak’art biennale ?

Dalila Dalléas Bouzar : La biennale fait partie de l'identité de Dakar et du Sénégal. Je suis très fière d’y participer ! C’est pour moi une preuve de ton indépendance en tant qu'artiste. Le monde entier se déplace pour l'événement, ce qui montre qu'il y a une vraie curiosité. C’est le pool de ce qui se passe en Afrique, mais pas seulement sur le continent, avant tout dans des perspectives africaines car une grande partie des artistessélectionné.e.s proviennent de la diaspora. La biennale de Dakar est un potentiel de découverte de nouveaux.elles artistes. C’est ce que soulignait déjà Simon Njami dans le catalogue de l'exposition “Africa Remix“ quand il notait que les Africains apportaient une énergie nouvelle de vitalité que l'Europe n’avait plus. Je pense que c’est cet élan qui bouscule les conventions de l'art contemporain, prises dans le prisme des normes eurocentristes depuis trop longtemps; que l'on vient chercher ici. Cet engagement est visible notamment en choisissant des artistes qui ne sont pas forcément remarqué.e.s sur le marché de l'art, ou soutenu.e.s par des galeries, ou comme moi, peignant à la peinture à l'huile sur des toiles en lin. Je pense que Simon Njami a positionné cette biennale à l'encontre d'un certain nombre de conventions du monde de l'art contemporain international. Il y a cette volonté de montrer des choses qui ne sont pas autorisées officieusement dans d'autres expositions, il a pris des risques. Le sous-titre de la biennale serait alors “artistes aligné.e.s / non-aligné.e.s”. Je pense faire partie des artistes non-aligné.e.s. La biennale résone dans la ville et les Dakaroi.s.e.s rencontré.e.s dans l'exposition en sont enchanté.e.s et fier.ères !

EG : Qu'est-ce qui t'intéresse dans la peinture en tant que médium dans sa résonance contemporaine?

DDB : J'aime bien la peinture parce que je trouve que c'est hyper direct. Les nouveaux médias de représentation, je trouve cela très compliqué à pratiquer artistiquement car tu dois passer par des appareils, maîtriser les technologies, traiter le son, l'image, faire du montage et ça te demande tout un processus intellectuel et technique. A contrario la peinture, le dessin et le modelage sont selon moi des médiums d'expressivité directe à partir du corps, entre ton geste et le média. Il n'y a pas d'intermédiaire. La peinture comme le dessin permettent ainsi de faire intervenir pleins d'autres choses non contrôlées comme des accidents de formatages qui sont de l'ordre du sensible et que l'on ne va pas intellectualiser. La peinture m'intéresse aussi avant tout en tant que matière. La pratique de la peinture s'étend sur le long terme et convoque de nouveaux sujets, tu es remis face à cette temporalité, à ce geste créatif en devenir qui te fait évoluer dans ton médium. La prise de conscience dans “le faire” de ce travail est très intense. On apprend tout le temps à peindre. C’est un geste d'apprentissage sans fin et un véritable challenge de ressentir cette évolution.

EG : Décris-moi ton processus créatif, cette rencontre entre toi et le corpus photographique de Marc Garanger “Femmes Algériennes 1960” qui t'a conduit à réaliser cette série "Princesse" ? Que cherches-tu à rendre visible dans cette série de portraits de femmes ?

DDB : Depuis mes débuts dans la peinture, j’ai toujours fait beaucoup d’autoportraits. Je voulais sortir de ce cycle. Je connaissais ces photos de Marc Garanger depuis un certain nombre d'années déjà et là, elles me sont ré-apparues sur internet. Je me suis dit : “Pourquoi pas travailler le portrait d'après ces photos là ?” Au début c’était vraiment un essai. Je ne savais pas du tout ce que cela allait donner. D'ailleurs au départ, j'ai peint comme je faisais mes autoportraits, c'est à dire sur de la toile crue. Cela n'a pas du tout marché. Il n'y avait pas du tout la même force. C'était assez plat. J'ai alors réalisé un fond noir, de façon relativement intuitive et là, ça a percuté tout de suite ! Cela donnait quelque chose de très graphique, proche du graffiti. J'ai même trouvé cela trop percutant au début, car je n'avais pas l'habitude de faire des images aussi expressives en fin de compte. Les couronnes d'or sont donc venues après le fond noir. J’avais déjà une pratique de tampons, c'est à dire que je peignais sur une feuille et je posais la feuille sur une autre pour créer un effet tampon. J'ai essayé cette technique avec cette série de portraits. Je les ai appelées "Princesses", car j’ai commencé à leur mettre des couronnes. La couronne c'est aussi une référence à l’art de la coiffe et de la parure dans les tribus. Au début, j’ai donc commencé à expliquer ce travail en lien avec les photos de Marc Garanger. Ensuite, j’ai réalisé petit à petit que sur un plan discursif je me réappropriais ces photos en déplaçant le propos de la photo, au-delà de l’approche esthétique qui m’avait conduite à les peindre. Ces photos sont en effet au départ un témoignage de la guerre. Elles montrent aussi comment les femmes étaient traitées et soumises au pouvoir des hommes et tout particulièrement du patriarcat européen. Le dévoilement réalisé par le photographe pour cette série révèle le manque de respect de l'agentivité de ces femmes concernant leur port du voile, faisant alors partie intégrante de leur corps, le dévoilement voyeuriste de l'œil photographique est donc une mise à nue, une mise à mal, une violence à l'encontre de ces femmes. J'aurais très bien pu montrer cela de façon plus directe, dénoncer encore une fois la violence de la guerre coloniale et l'humiliation. Mais en fait j'ai préféré agir dans un geste plus subtile et transformer ce que je ressentais depuis ces photographies. Je voulais voir ces femmes avec leur dignité et laisser à penser que malgré les humiliations subies, elles avaient pu conserver une forme de dignité. Finalement on peut voir les choses de différentes manières et il est intéressant de se poser la question comment regarder la guerre autrement que dans ce spectre dichotomique du bien et du mal ou du traumatisme.

EG : Comment voir alors la guerre autrement que dans cette lentille du traumatisme et au-delà du conflit ?

DDB : J'ai réalisé un travail autour des archives de la guerre en Algérie. Par lequel j'ai découvert des images très violentes et dures à supporter, donnant à voir la guerre et la torture. Même si je traite de la violence dans mon travail je tends toujours à maintenir une certaine distance entre la violence et ce que je veux représenter, qui sera quelque chose d'assez doux. Il y avait par exemple une photo représentant deux soldats français qui tenaient par le poignet une femme algérienne dénudée par la force. On voit les soldats ricaner et exhiber la détresse de cette femme. Je voulais faire un dessin d'après cette photo mais sans rendre visible encore une fois la violence de cette représentation photographique exhibant l'humiliation faite à cette femme. Selon moi, remontrer l'humiliation de la femme, la donner en représentation, c'est l’humilier encore une fois. Par un procédé de dessin j'ai donc réussi à ne pas tomber là-dedans. J’ai dessiné la femme, mais uniquement sa silhouette. J'ai dessiné les deux soldats, mais masqué leurs visages. La femme, c'est comme si son corps disparaissait. J'ai fait sur elle une tâche de peinture rose, comme si elle se transcendait, que son corps allait ailleurs et serait alors libéré métaphoriquement de ces chaînes de violence. Physiquement, elle est présente, mais son âme est absente, échappée de cette situation. Pour moi c'est comme si je montrais une capacité de résistance. Dans la torture, l'être humain peut avoir une capacité inouïe à résister mentalement malgré l'ampleur de la violence. J'ai entendu des témoignages de femmes violées racontant que leur corps était présent mais leur esprit absent de l'acte. Cela serait-il un moyen d'échapper à la douleur du traumatisme ? La violence a besoin d'être digérée.

Abb.2: Dalila Dalléas Bouzar, Bleu Blanc Rouge, 100x70cm, pencil oil on canvas. © Dalila Dalléas Bouzar.

 

EG : Est-ce-que tes peintures peuvent se suffire à elles-mêmes sans la lecture du contexte des photographies de Marc Garanger ?

DDB : Donner le contexte permet d'apporter des informations, mais une peinture doit exister en tant que telle. Souvent je présente mes peinture sans raconter tout d’emblée.

 

Abb.3: Photo de couverture du livre monographique de Marc Garanger, “Femmes Algériennes 1960”, publié chez Atlantica en 2002.

Abb.4 & 5: Dalila Dalléas Bouzar, Princesse, huile sur toile, 2015-16, © Photos : Dalila Dalléas Bouzar.

 

EG : Comment conçois-tu aujourd'hui dans ta pratique et depuis ton regard de peintre cette relation existante entre peinture et photographie quant à la question de la représentation du réel, attribuée historiquement à ces deux médiums ? Dans la peinture figurative par exemple, où se situe l'enjeu de cette relation aujourd'hui ?

DDB : Je n'ai pas de problème à travailler d'après les photos. Je ne fais cependant pas de projection de photo. Soit je travaille à main levée, soit quand la photo est compliquée, je fais un quadrillage pour dessiner dedans. Pour moi, la photo remplace le fait qu'on ne peut pas avoir de modèle vivant. Il est difficile de peindre toujours d'après l'imagination. Pour ma part, j'arrive très vite à une certaine limite et je ne peux m'exprimer que d'après mon imagination instantanée. La photo est une manière, d'abord un modèle, puis une certaine consistance matérielle, qui remplace ce qu'avant les grands peintres réalisaient en créant des compositions vivantes de modèles et objets en atelier. J’aimerai bien pouvoir travailler davantage d'après modèle. La photo reste un point de départ mais je ne vais jamais travailler en calquant une photo dans son hyperréalisme. Je ne prends que les éléments qui m'intéressent et parfois je mixe des photos entre elles. Mon but est de créer quelque chose à partir de la photo. C'est pour cela que j'estime que c'est une création à part entière.

EG : tu rends hommage à ces femmes en redéfinissant leur agentivité. Quels ont été les choix précis ou omissions volontaires d’éléments de ces photos qui t’ont servi pour contrer cette chosification des sujets photographiés ?

DDB : Je me suis concentrée sur les visages. J'ai zappé tout l'aspect décoratif, ornemental du contexte de ces photographies. Il y avait beaucoup de détails par les bijoux et vêtements qu'elles portaient. C'était vraiment leurs visages qui possédaient une force expressive et subjective. Je voulais vraiment montrer leur beauté. La plupart étaient hyper jeunes. Ces photos sont fortes et il fallait saisir cette force pour pouvoir se la réapproprier et redonner corps à leur agentivité. Le fond noir a très bien fonctionné car l'essentiel de cette force résidait dans l’expression des visages, particulièrement caractérisée par leur regard. Je me suis recentrée sur ce qui était le plus important dans la photographie. Il y avait les détails des tatouages que je n'ai pas gardé. J'ai plutôt cherché à les réinventer pour redonner aussi la dimension expressive dans ces pratiques de mise en valeur des corps et ainsi, en détourner la dimension ethnographique que la photographie initiale apportait, en classifiant cette pratique culturelle du tatouage. Afin de démanteler ce regard exotique qui a pu être autrefois posé sur ces traditions, il me fallait à mon tour me réapproprier la dimension expressive d'une telle pratique de dessin. Cependant j'ai été très fidèle aux traits des visages, mais je me suis un peu laissé aller à mon imagination dans la peinture des couleurs par exemple. Car ce sont des photos en noir et blanc, ce qui obligeait à imaginer les couleurs de toute façon. Pour chaque visage je suis repartie de zéro avec le travail de la palette chromatique qui a permis de créer une diversité dans les couleurs de peau et refuser un traitement artificiel de la représentation identitaire uniforme. La liberté expressive de ma facture est située dans ce traitement chromatique. Pour les yeux, je me suis aussi laissée aller à imaginer des femmes aux yeux verts. La couleur permet d'apporter de multiples informations expressives et des nuances des traits du visage, alors que le dessin reste fidèle à la photographie d'origine. L'autre particularité de cette série est que je l'ai réalisée très rapidement, à raison d'un portrait par jour, quasiment dans un seul geste.

EG : Revenons sur le regard dans ces photos, car c'est un peu là où se situe l'ambiguïté n'est-ce pas ? Leur regard est dévoilé par celui du photographe. Comme s'il avait fallu capter leur regard pour les contrôler, l'homme qui peut inlassablement poser son regard désirant sur le corps de la femme et toi tu décides malgré tout de garder ce regard au centre de ta représentation picturale. Quelles sont les intentions d'un tel choix ? Comment s'opère le détournement ?

DDB : Ce sont en fait les femmes qui nous regardent ! Il y a là un inversement. J'imagine que quand elles ont été photographiées, elles eussent essayé d'inverser ce processus de domination et de maintenir avec force leur regard actif, vivant, expressif contre la lentille photographique capturante. De soutenir dans un acte de résistance malgré tout le regard du photographe. La réappropriation de ces photographies et le geste de les mettre en peinture me permet de détourner le regard du photographe jusqu'à l'effacement total de sa présence. La poétique du geste redonne un degré d'imagination dans notre lecture de représentation alors que la photographie est emprise dans ce prisme technologique de lecture du réel que l'on a peine à dissocier d'une vérité absolue. Avec le fond noir, c'est un peu comme si je leur avais remis leur voile que le photographe avait fait baisser. À l'heure où nous sommes, dans une période très contestataire quant à la question du port du voile, associé à une idée archaïque des mœurs sociales en France, je fais le contraire. Je leur remets leur voile pour leur redonner leur dignité violée qu'elles ont perdue quand on leur a enlevé leur voile.

Abb.6 & 7: Dalila Dalléas Bouzar, Princesse, huile sur toile, 2015-16, © Photos : Dalila Dalléas Bouzar.

 

EG : À quel moment, selon toi, la peinture pourrait-elle permettre de repenser l'écriture de l'Histoire autrement ?

DDB : L'art, en général, peut être un bon moyen d'échapper aux représentations des grands récits, du moins de les détourner et maintenir une vision critique en réinventant d'autres types de représentations. L'Histoire est dans notre tête, maintenue par les représentations dans l'imaginaire collectif or, elle est loin de notre réalité présente de vie quotidienne. Pourquoi pas la réinventer en s'appropriant des faits, car l'histoire en fin de compte, c’est avant tout beaucoup d'interprétations effectuées par des historiens dans leur présent. L’écriture de cette Histoire est une construction politique. Chacun devrait avoir la possibilité de se réapproprier l'histoire, de tisser son propre récit et pouvoir vivre à partir de ses propres généalogies. Ma pratique artistique est souvent prise dans ces problématiques de digérer la violence de l'Histoire, ses impositions identitaires, des souvenirs de la violence qui ne m'appartiennent pas mais dont je porte le fardeau. C'est ce que j'évoque dans le texte du catalogue de la biennale, que je me souviens à travers de ces photos de quelque chose que je n'ai pourtant pas vécu. Et c'est là où l’on se rend compte du poids de la violence dans de telles représentations photographiques : cette capacité à faire circuler cette dimension de terreur de la guerre coloniale au-delà de son époque. C'est pour cela qu'il est important de transformer de telles représentations pour permettre d'avancer et de digérer cette violence. Souvent les gens sont étonnés par mon intérêt pour le passé et ces enjeux de l'histoire. Particulièrement en Algérie, les gens pensent fermement que la jeunesse est l'avenir, et il y a quelques chose de bridé par rapport à cette idée de regarder dans le passé. On parlait tout à l'heure de mythe national, et maintenant je me rends compte justement que mon intérêt pour ce passé réside justement dans cette ambiguïté créée par ce mythe, sur la représentation collective dénuée d’histoire.

EG : C'est en soi problématique de penser que l'histoire n'appartient qu'au passé. Cette mythologie de maintenir l'histoire dans une expression de temporalité révolue est une instrumentalisation de la mémoire collective, afin de déposséder le peuple de son agir dans l'histoire, de sa capacité à pouvoir penser l'histoire depuis son présent. Maintenir l'histoire dans ce discours scientifique de spécialiste permet d'aliéner l'individu dans sa responsabilité face à la lecture des faits historiques, des événements.

DDB : Tout à fait, le passé et le présent ne font qu'un en réalité et je dirais, le futur aussi. Le passé nous habite dans notre présent qu'on le veuille ou non. Hannah Arendt le dit bien : le passé n'est pas passé, cette temporalité restrictive qui s'opère est une construction du discours.

 

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Anmerkungen:

Cet article est inspiré des trois sources textuelles, citées ci-dessous :

-Dalila Dalléas Bouzar et Elsa Guily (Mai 2016), Entretien à Dakar, lors de la Biennale internationale d’art contemporain. Une première version a été publié par le magazine IAM sous le titre DALILA DALLEAS BOUZAR : LE GESTE PICTURAL COMME RÉCIT D’UNE MÉMOIRE EN DEVENIR. URL : http://www.iam-africa.com/dalila-dalleas-bouzar-le-geste-pictural-comme-recit-dune-memoire-en-devenir Dernière consultation 09/09/2016.

 

-Dalila Dalléas Bouzar (2016), "Who’s dream". Texte de présentation de l’artiste accompagnant la série "Who’s dream"peinture et dessin vendredi 26 août 2016. URL : http://www.daliladalleas.com Dernière consultation 09/09/2016.

-Dalila Dalléas Bouzar (2016), "Pensée" (texte non publié). Site web de l’artiste http://www.daliladalleas.com

© Avec L'aimable autorisation de l’artiste.